CHAPITRE V

Le feu s’était réduit à une petite lueur orange qui tremblotait dehors, devant la tente, et on n’entendait pas un bruit dans la forêt, autour de la clairière. Garion était allongé dans le noir. La tête l’élançait et il n’arrivait pas à dormir. Finalement, bien après minuit, il y renonça, et, repoussant ses couvertures, se glissa au-dehors pour aller trouver sa tante Pol.

La pleine lune s’était levée au-dessus du brouillard argenté, l’irradiant d’une lumière surnaturelle. L’air semblait phosphorescent, tout autour de lui. Il traversa le camp en faisant bien attention où il mettait les pieds, et vint grattouiller au rabat de la tente de Polgara.

— Tante Pol ? souffla-t-il. Pas de réponse.

— Tante Pol ? chuchota-t-il un peu plus fort. C’est moi, Garion. Je peux entrer ?

Rien, pas le moindre frémissement. Il écarta précautionneusement le rabat et jeta un coup d’œil à l’intérieur. La tente était vide.

Surpris, un peu inquiet peut-être, il se retourna pour embrasser la clairière du regard. Enroulé dans sa cape, son profil d’oiseau de proie braqué vers la forêt noyée de brume, Hettar montait la garde non loin des chevaux au piquet. Garion hésita un moment, puis il se glissa sans bruit derrière les tentes et obliqua à travers les arbres et le brouillard impalpable, lumineux, en direction du ruisseau. Il se disait que cela le soulagerait peut-être un peu de tremper sa tête douloureuse dans l’eau froide. Il était à une cinquantaine de mètres des tentes lorsqu’il perçut un petit mouvement dans les bois, droit devant lui. Il s’arrêta net.

Un immense loup gris sortit du brouillard, les coussinets de ses pattes amortissant tout bruit, et s’arrêta au milieu d’un petit espace dégagé entre les arbres. Garion retint son souffle et se figea à côté d’un grand chêne tordu. Le brouillard luminescent éclairait des détails qu’il n’aurait jamais pu voir par une nuit ordinaire. Le loup s’assit sur les feuilles humides comme s’il attendait quelque chose. Il avait le museau et le poitrail argentés, et son museau était piqueté du givre des ans. Mais il arborait son âge avec une formidable dignité, et ses yeux jaunes semblaient comme illuminés par une profonde paix intérieure et une infinie sagesse.

Garion resta parfaitement immobile. Il savait que s’il faisait le moindre bruit, avec son ouïe fine, le loup le percevrait instantanément, mais il y avait autre chose. Le coup qu’il avait pris derrière l’oreille lui avait vidé la tête, et dans l’étrange luminosité du brouillard qui diffusait les rayons de la lune, cette rencontre prenait quelque chose d’irréel. Il se rendit compte qu’il en oubliait de respirer.

Une grande chouette d’un blanc de neige plongea sur ses ailes fantomatiques vers la trouée entre les arbres et se percha sur une branche basse où elle resta à contempler sans ciller le loup gris, en dessous d’elle. Celui-ci rendit calmement son regard à l’oiseau, puis, bien qu’il n’y eût pas un souffle de vent, Garion eut l’impression que des remous venaient soudain troubler la brume luminescente, brouillant les silhouettes de la chouette et du loup. Lorsqu’elles redevinrent nettes, sire Loup était debout au centre de l’éclaircie, et tante Pol, vêtue de sa robe grise, posément assise sur la branche, au-dessus de lui.

— Il y a bien longtemps que nous n’avions chassé ensemble, Polgara, dit le vieil homme.

— Oui, père, bien longtemps.

Elle leva les bras et passa ses doigts dans la lourde masse de ses cheveux d’ébène.

— J’avais presque oublié cette sensation, reprit-elle, comme vibrant encore d’un étrange plaisir. Quelle nuit splendide !

— Un peu humide, peut-être, objecta-t-il en levant un pied pour le secouer.

— Il fait très clair au-dessus des arbres, et les étoiles sont particulièrement brillantes. C’était la nuit idéale pour voler.

— Je suis heureux que tu en aies bien profité. Tu n’as pas oublié ce que tu étais censée faire ?

— Epargne-moi tes sarcasmes, père.

— Alors ?

— Il n’y a personne dans les parages. Que des Arendais, presque tous endormis.

— Tu es sûre ?

— Absolument. Il n’y a pas un Grolim à cinq lieues à la ronde. As-tu retrouvé ceux que tu cherchais ?

— Ils n’étaient pas difficiles à repérer, répondit sire Loup. Ils se sont réfugiés dans une grotte, à trois lieues dans la forêt. L’un des leurs est resté en chemin ; mort. Et il y en a encore quelques uns qui ne verront probablement pas le jour se lever. Les autres semblent éprouver une certaine amertume quant à la tournure prise par les événements.

— Ça, j’imagine. As-tu pu te rapprocher suffisamment pour entendre ce qu’ils se disaient ?

Il hocha la tête en signe d’approbation.

— Ils ont un homme à eux, dans l’un des villages, non loin de là ; il surveille les routes et les prévient lorsqu’il passe quelqu’un qui lui semble digne d’être dévalisé.

— Ce seraient donc de vulgaires voleurs ?

— Pas tout à fait. Ils en avaient spécialement après nous. Quelqu’un leur avait donné de nous une description assez précise.

— Je crois que je vais aller parler à ce villageois, déclara-t-elle d’un ton sinistre, en s’assouplissant les doigts d’une manière évocatrice.

— Tu perdrais ton temps, annonça sire Loup en se grattant pensivement la barbe. Tout ce qu’il pourrait te dire, c’est qu’un Murgo lui a offert de l’or. Tu vois un Grolim se donner la peine de fournir des explications à un homme de main, toi ?

— Il faut lui régler son compte, père, insista-t-elle. Tu ne tiens pas à ce que nous continuions à le traîner à nos basques pendant qu’il tentera de soudoyer tous les brigands d’Arendie pour qu’ils nous courent après, je suppose ?

— Après cette nuit, il n’aura plus l’occasion de soudoyer grand monde, répliqua sire Loup, avec un rire bref. Ses amis projettent de l’attirer dans les bois au petit matin, et de lui couper la gorge, entre autres joyeusetés.

— Parfait. Mais je voudrais tout de même bien savoir qui est ce Grolim.

— Qu’est-ce que ça peut faire ? riposta sire Loup, en haussant les épaules. Ils sont des douzaines à fomenter tous les troubles qu’ils peuvent dans le nord de l’Arendie. Ils savent aussi bien que nous ce qui se prépare. Nous ne pouvons tout de même pas espérer qu’ils vont rester tranquillement assis sur leur derrière en attendant que nous soyons passés.

— Je persiste à penser que nous ferions mieux d’essayer de le mettre hors d’état de nuire.

— Nous n’avons pas le temps. Il faut des siècles pour tenter de faire comprendre quelque chose aux Arendais. Si nous allons assez vite, nous parviendrons peut-être à leur échapper avant que les Grolims ne soient prêts.

— Et si nous n’y arrivons pas ?

— Alors nous serons bien obligés de nous y prendre autrement. Il faut que je rattrape Zedar avant qu’il n’entre en Cthol Murgos. Si trop d’obstacles se dressent sur mon chemin, je serai contraint et forcé de me montrer plus direct.

— C’est ce que tu aurais dû faire depuis le début, père. Il y a des moments où tu es trop pusillanime.

— Ça ne va pas recommencer ? Tu n’as pas d’autres mots à la bouche, Polgara. Tu passes ton temps à régler des problèmes qui s’arrangeraient tout seuls si tu laissais faire les choses, et à intervenir dans des événements dont tu ferais mieux de ne pas te mêler.

— Ne te fâche pas, père. Aide-moi plutôt à descendre.

— Pourquoi ne voles-tu pas jusqu’en bas ? suggéra-t-il.

— Ne dis donc pas de bêtises.

Garion repartit entre les arbres couverts de mousse en tremblant de tous ses membres, puis tante Pol et sire Loup regagnèrent la clairière à leur tour et réveillèrent tout le monde.

— Je crois que nous ferions mieux de repartir tout de suite, déclara sire Loup. Nous ne sommes pas en sûreté, ici. Nous serons beaucoup moins vulnérables sur la grand-route, et je ne serai pas fâché de sortir de cette partie de la forêt en particulier.

Il ne leur fallut pas une heure pour lever le camp et reprendre, en sens inverse, le chemin forestier qui menait à la Grand-route de l’Ouest. L’aube ne devait pas se lever avant plusieurs heures, mais le brouillard baigné par les rayons de la lune inondait la nuit d’une clarté laiteuse, et ils avaient un peu l’impression de chevaucher dans un nuage opalescent qui se serait posé dans la sombre futaie. En arrivant à la voie impériale, ils prirent à nouveau la direction du sud.

— J’aimerais que nous soyons loin d’ici lorsque le soleil se lèvera, annonça calmement sire Loup. Mais je ne tiens pas à tomber dans une embuscade, alors ouvrez bien les yeux et les oreilles.

Ils avaient couvert trois bonnes lieues à un petit galop rapide lorsque le brouillard commença de prendre une couleur gris-perle à l’approche du matin. Puis, dans une large courbe de la route, Hettar leva soudain la main, leur faisant signe d’arrêter.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit Barak.

— Des chevaux, droit devant, répondit Hettar. Ils viennent vers nous.

— Vous êtes sûr ? Je n’entends rien.

— Au moins quarante, précisa fermement Hettar.

— Là, confirma Durnik, la tête penchée sur le côté. Vous entendez ?

Ils distinguèrent en effet dans le lointain un bruit de sabots et un tintement métallique assourdis par le brouillard.

— Nous pourrions nous cacher dans les bois en attendant qu’ils passent, suggéra Lelldorin.

— Je préfère ne pas quitter la route, objecta sire Loup.

— Laissez-moi faire, intervint Silk, d’un ton assuré, en prenant la direction des opérations. J’ai l’habitude de ce genre de situation.

Ils repartirent à une allure modérée.

Les cavaliers qui émergèrent du brouillard étaient entièrement revêtus d’acier. Ils portaient des armures d’apparat étincelantes et des casques ronds au ventail pointu qui leur donnaient des allures d’insectes étranges. Ils brandissaient de longues lances dont la pointe était ornée de flammes de couleurs vives, et leurs palefrois, de robustes animaux, étaient également caparaçonnés.

— Des chevaliers mimbraïques, gronda Lelldorin, en étrécissant les yeux.

— Gardez-vous bien de trahir vos sentiments, recommanda sire Loup. Si l’on s’adresse à vous, répondez de telle sorte que l’on puisse penser que vous êtes un sympathisant mimbraïque. Comme le jeune Berentain, chez votre oncle.

Le visage de Lelldorin se durcit.

— Faites ce qu’il vous dit, Lelldorin, conseilla tante Pol. Ce n’est pas le moment de jouer au héros.

— Halte-là ! ordonna d’un ton péremptoire le chef de la colonne. Que l’un de vous s’approche, de sorte que je puisse m’entretenir avec lui.

Il abaissa sa lance, en braquant la pointe sur eux. Silk avança vers l’homme à la cuirasse d’acier, un sourire propitiatoire inscrit sur la figure.

— Heureux de vous rencontrer, Messire chevalier, mentit-il d’un ton patelin. Nous avons été attaqués par une bande de pillards, la nuit dernière, et nous avons dû prendre la fuite, pour notre salut.

— Quel est ton nom, voyageur ? interrogea le chevalier en relevant la visière de son casque, et quels sont ceux qui t’accompagnent ?

— Je m’appelle Radek de Boktor, Messire, répondit Silk en s’inclinant et en ôtant son béret de velours. Je suis un marchand drasnien et je vais à Tol Honeth avec des lainages sendariens, dans l’espoir de me tailler une part du marché d’hiver.

L’homme en armure plissa les yeux d’un air soupçonneux.

— Ta suite, ô honorable marchand, semble bien imposante pour une si modeste entreprise.

— Ces trois hommes sont mes serviteurs, expliqua Silk en désignant Barak, Hettar et Durnik. Le vieillard et le garçon sont au service de ma sœur, douairière de son état, et qui a manifesté le désir de visiter Tol Honeth.

— Et l’autre ? insista le chevalier. L’Asturien ?

— Un jeune noble qui fait le voyage de Vo Mimbre afin de rendre visite à des amis. Il a consenti de bonne grâce à nous guider à travers la forêt.

La méfiance du chevalier sembla se relâcher quelque peu.

— Tu as, ô estimable voyageur, fait allusion à des voleurs, reprit-il. Où cette embuscade a-t-elle eu lieu ?

— A trois ou quatre lieues d’ici. Ils se sont jetés sur nous alors que nous avions dressé notre campement pour la nuit. Nous avons réussi à leur échapper, mais ma sœur a été terrorisée.

— Cette province d’Asturie est un repaire de rebelles et de brigands, déclara le chevalier, d’un ton rigoureux. Nous allons, mes hommes et moi, mettre fin à ces offenses. Que l’Asturien s’approche.

Les narines de Lelldorin se mirent à palpiter, mais il s’avança d’un air empressé.

— Comment t’appelles-tu, ô Asturien ?

— Lelldorin est mon nom, Messire chevalier. En quoi puis-je t’être utile ?

— Ces voleurs dont ont parlé tes amis, ô Asturien, étaient-ils des manants ou des hommes de qualité ?

— C’étaient des serfs, Messire, répondit Lelldorin. Des barbares en haillons, qui ont sans nul doute rompu le serment d’allégeance pour se livrer au brigandage dans la forêt.

— Comment pourrait-on espérer que les serfs s’obligent à la fidélité et à l’obéissance quand les nobles entretiennent une détestable sédition contre la Couronne ? releva le chevalier.

— Voilà, Messire, qui est bien parlé, acquiesça Lelldorin avec une nostalgie quelque peu excessive. Les Dieux seuls savent combien de fois j’ai pu faire valoir ce même point de vue auprès d’individus qui n’avaient que l’oppression mimbraïque et l’arrogance des vainqueurs à la bouche. Et eux seuls pourraient témoigner de la dérision et du glacial mépris qui accueillent pourtant, plus souvent qu’à leur tour, mes appels à la raison et au respect dû à Sa Majesté notre Roi. Il poussa un soupir.

— Ta sagesse t’honore, ô jeune Lelldorin, approuva le chevalier. Mais je me dois, hélas, de te retenir, ainsi que tes compagnons, afin de procéder aux vérifications d’usage.

— Messire chevalier ! protesta vigoureusement Silk. Le moindre changement de temps, et mes marchandises pourraient être détériorées et leur valeur marchande, réduite à néant. Ne nous retardez pas, noble chevalier, je vous en conjure ardemment.

— Je regrette de devoir en passer par là, ô honorable marchand, répondit le chevalier, mais l’Asturie est pleine de traîtres et de comploteurs. Je ne puis permettre à personne de passer sans une vérification approfondie.

Une certaine animation se fit sentir au bout de la colonne mimbraïque. En file indienne, resplendissants sous leurs cuirasses d’acier étincelantes, leurs casques à plumes et leurs capes écarlates, une cinquantaine de légionnaires tolnedrains défilèrent lentement le long de la rangée de chevaliers en armures de parade. Le commandant du détachement, un homme maigre, d’une quarantaine d’années peut-être, au visage tanné, immobilisa son cheval non loin de celui de Silk.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il avec urbanité.

— L’assistance de la légion n’a pas été requise dans cette affaire, que je sache, décréta fraîchement le chevalier. Nous recevons nos ordres de Vo Mimbre, qui nous a investis de la mission de rétablir l’ordre en Asturie, et nous étions en train d’interroger ces voyageurs à cette fin.

— J’ai le plus grand respect pour l’ordre, Messire chevalier, répondit le Tolnedrain, mais c’est à moi qu’incombe la sécurité de la grand-route.

Il jeta un coup d’œil inquisiteur à Silk.

— Radek de Boktor, capitaine, déclara Silk à son intention. Je suis marchand, et je vais à Tol Honeth. J’ai des documents pour prouver mes dires, si vous le désirez.

— Il n’est pas difficile de falsifier des documents, insinua le chevalier.

— C’est une affaire entendue, acquiesça le Tolnedrain, mais j’ai pour règle d’accorder foi aux documents que l’on me présente ; cela fait gagner du temps. Un marchand drasnien avec des marchandises dans ses ballots a une raison légitime de se trouver sur une grand-route impériale, Messire chevalier. Rien ne justifie que nous l’empêchions de poursuivre son chemin, ce me semble ?

— Nous nous efforçons d’écraser le banditisme et la sédition, affirma le chevalier, non sans chaleur.

— Ecrasez, répéta le capitaine, écrasez. Mais pas sur la grand-route, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. La grand-route impériale se trouve, par convention, en territoire tolnedrain. Ce que vous faites à cinquante pas de là, dans les fourrés, vous regarde ; ce qui se passe sur cette route est de mon ressort. Je suis certain que jamais un chevalier mimbraïque digne de ce nom ne voudrait humilier son roi en violant sciemment un traité solennel entre la Couronne arendaise et l’empereur de Tolnedrie, n’est-ce pas ?

Le chevalier le regarda, réduit à quia.

— Poursuivez votre route, honorable marchand, décida le Tolnedrain, à l’attention de Silk. Tol Honeth tout entier attend votre arrivée en retenant son souffle, j’en suis sûr.

Silk lui dédia un large sourire et s’inclina du haut de son cheval en une révérence extravagante. Puis il fit signe aux autres, et la petite troupe passa lentement devant le chevalier mimbraïque fulminant. Après leur passage, les légionnaires refermèrent les rangs sur la grand-route, s’opposant, de fait, à toute poursuite.

— Un bien brave homme, commenta Barak. Je n’ai jamais eu une très haute opinion des Tolnedrains, mais celui-ci n’est pas comme les autres.

— Avançons, ordonna sire Loup. J’aimerais autant éviter à ces chevaliers la tentation de nous rattraper lorsque les Tolnedrains auront tourné bride.

Ils mirent leurs chevaux au galop, augmentant à chaque foulée la distance qui les séparait des chevaliers, plongés dans une discussion animée avec le commandant du détachement de légionnaires, au beau milieu de la route.

Ils passèrent la nuit dans une hôtellerie tolnedraine aux épaisses murailles, et pour la première fois de sa vie, peut-être, Garion se baigna sans que sa tante ait eu à insister, ou même simplement à le lui suggérer. Bien que ne s’étant pas trouvé directement impliqué dans le combat dans la clairière, la nuit précédente, il avait un peu l’impression d’être couvert de sang, sinon pire. Il ne s’était encore jamais rendu compte de la barbarie avec laquelle les hommes pouvaient se mutiler au cours d’un combat rapproché. Le spectacle de ces êtres humains aux tripes à l’air ou au crâne ouvert l’avait comme empli d’une honte insondable à l’idée que les secrets les plus intimes du corps humain puissent être aussi bestialement exhibés. Il se sentait sali. Une fois dans la salle d’eau hantée par les courants d’air, il retira ses vêtements et même, sans réfléchir, l’amulette en argent que sire Loup et tante Pol lui avaient donnée, puis il grimpa dans le baquet fumant où il se frotta la peau avec du savon et une brosse en chiendent, bien plus fort que ne l’aurait normalement exigé l’obsession la plus maniaque de la propreté.

Pendant les quelques jours qui suivirent, ils avancèrent vers le sud à une allure régulière, s’arrêtant toutes les nuits dans les hôtelleries tolnedraines régulièrement espacées le long de la route, et dans lesquelles la présence des légionnaires au visage peu amène venait leur rappeler constamment que toute la puissance de l’Empire tolnedrain répondait de la sécurité des voyageurs qui y cherchaient refuge.

Mais le sixième jour après le combat dans la forêt, le cheval de Lelldorin se mit à boiter, et Durnik et Hettar durent passer plusieurs heures à préparer, sur un petit feu improvisé le long de la route, des emplâtres qu’ils appliquaient, tout fumants, sur la jambe de l’animal, conformément aux instructions de tante Pol. Pendant ce temps-là, sire Loup rongeait son frein en pensant au retard qu’ils prenaient. Et lorsque le cheval fut prêt à reprendre sa route, force leur fut d’admettre qu’ils n’avaient aucune chance d’arriver à l’hôtellerie suivante avant la nuit.

— Eh bien, vieux Loup solitaire, commença tante Pol lorsqu’ils furent remontés en selle, que faisons-nous ? Allons-nous poursuivre notre route de nuit, ou tenter à nouveau de chercher refuge dans la forêt ?

— Je n’ai encore rien décidé, répondit sèchement sire Loup.

— Si je me souviens bien, il y a un village, pas très loin d’ici, déclara Lelldorin, maintenant monté sur un cheval algarois. C’est un endroit bien misérable, mais je pense qu’il s’y trouve une auberge — ou quelque chose dans ce genre-là, du moins.

— Ça promet, dit Silk. Qu’entendez-vous par « quelque chose dans ce genre-là » ?

— Le seigneur de l’endroit est d’une rapacité féroce, expliqua Lelldorin. Il écrase son peuple sous les impôts, et ne leur laisse pas grand-chose pour vivre. L’auberge n’est pas très bonne.

— Il faudra nous y résigner, décida sire Loup, avant de leur faire adopter un trot rapide.

Au moment où ils arrivaient en vue du village, le soleil coula quelques timides rayons entre les lourds nuages qui commençaient enfin à s’écarter, éclairant un spectacle encore plus lamentable que la description de Lelldorin ne le leur avait laissé supposer. Ils furent accueillis par une demi-douzaine de mendiants en haillons, plantés, les pieds dans la boue, à l’entrée du village, et qui tendaient les mains vers eux dans une attitude implorante, en leur adressant des supplications d’une voix perçante. Les maisons n’étaient que de misérables huttes de terre d’où s’échappait la maigre fumée du pauvre feu qui brûlait à l’intérieur, et il régnait une puanteur épouvantable dans les rues, où des cochons étiques fouillaient la boue avec leur groin.

Une procession funéraire se dirigeait lentement vers le cimetière, à l’autre bout du village. Les porteurs peinaient sous la pauvre planche où reposait le cadavre enroulé dans une couverture brune, toute rapiécée, qui offrait un contraste saisissant avec les robes somptueuses des prêtres de Chaldan, le Dieu d’Arendie. Ceux-ci chantaient, la tête couverte d’un capuchon, une hymne immémoriale où il était beaucoup question de bataille et de vengeance, mais guère de réconfort. Un enfant gémissant à son sein, la veuve suivait le corps, le visage vide et les yeux éteints.

L’auberge sentait la bière aigre et la pourriture. Un incendie avait détruit l’un des murs de la salle commune, calcinant le plafond aux poutres basses. Un bout de toile de jute à moitié moisi avait été accroché, pour la forme, devant le trou béant. Un feu brûlait dans une fosse, au centre de la salle enfumée, et l’aubergiste au visage dur était rien moins qu’aimable. Pour le souper, il n’avait à leur proposer que des bols de gruau à l’eau, mélange d’avoine et de navets.

— Charmant, commenta sardoniquement Silk en repoussant son bol sans y toucher. Vous m’étonnez un peu, Lelldorin. Vous qui vous posez en grand redresseur de torts, il semble que cet endroit ait échappé à votre vigilance. Puis-je vous suggérer, lors de votre prochaine croisade, de programmer une petite visite au seigneur du lieu ? Il y a longtemps qu’il aurait dû se balancer au bout d’une corde.

— Je ne m’étais pas rendu compte que cela allait si mal, répondit Lelldorin, d’une voix sourde.

Il jeta un coup d’œil autour de lui comme s’il prenait conscience de certaines choses pour la première fois. On pouvait lire sur son visage l’horreur indicible qui commençait à se faire jour dans son esprit.

— Je crois que je vais faire un tour, annonça Garion, dont l’estomac se révoltait.

— Ne t’éloigne pas trop, l’avertit tante Pol.

L’air du dehors sentait tout de même un peu moins mauvais, et Garion alla se promener jusqu’aux limites du village, en s’efforçant d’éviter les endroits les plus boueux.

— Par pitié, Messire, l’implora une petite fille aux yeux immenses, n’auriez-vous pas une croûte de pain à me donner ?

Garion la regarda d’un air désolé.

— Je regrette.

Il commença à fouiller dans ses poches, à la recherche de quelque chose à manger, n’importe quoi, mais l’enfant se mit à pleurer et fit volte-face.

Dans les champs pleins de souches d’arbres abattus, par-delà les rues puantes, un garçon en loques, de l’âge de Garion à peu près, surveillait quelques vaches étiques en soufflant dans une flûte de bois. La mélodie, d’une pureté à briser le cœur, planait sur les ailes du vent, s’insinuant sans qu’on y prît garde dans les masures tapies sous les rayons obliques du pâle soleil. Le garçon le vit, mais ne s’arrêta pas de jouer. Quand leurs regards se croisèrent, quelque chose passa entre eux, mais ils n’échangèrent pas un mot.

A la lisière de la forêt, par-delà les champs, un cavalier vêtu d’une robe sombre, la tête couverte d’un capuchon, sortit des arbres et observa longuement le village, perché sur son cheval noir. La silhouette ténébreuse avait quelque chose de terriblement menaçant et en même temps de vaguement familier. Garion avait comme l’impression qu’il aurait dû savoir qui c’était, mais en dépit de tous ses efforts, il n’arrivait pas à se rappeler son nom. C’était agaçant. Il resta un bon moment à le regarder, remarquant sans même en prendre conscience que, bien que le cheval et son cavalier fussent en plein dans les rayons du soleil couchant, ils ne projetaient pas d’ombre. Tout au fond de lui, quelque chose aurait voulu pousser un hurlement pour l’avertir du danger, mais il se contentait de regarder, comme égaré. Il ne parlerait pas à tante Pol ou aux autres de la silhouette qui était sortie du bois, parce qu’il n’aurait rien à en dire ; sitôt le dos tourné, il l’aurait oubliée.

Enfin, comme la lumière déclinait pour de bon maintenant et qu’il commençait à frissonner, il se décida à regagner l’auberge tandis que les sanglots de la flûte du jeune garçon montaient vers le ciel, au-dessus de sa tête.

La Reine des sortileges
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